Sam [le frère de Dan et président de Rockstar] et moi, on parle souvent du fait que les jeux sont encore "magiques". C’est comme s’ils étaient fabriqués par des elfes… On allume son écran, et on voit tout un monde qui existe dans la télé. Je pense qu’on gagne quelque chose à ne pas savoir comment ils sont fait.
Aucune véritable raison ne justifie que les travailleu·se·rs et les joueu·se·rs aient des intérêts différents ou soient en opposition. Quand on y pense, c’est absurde: beaucoup de travailleu·se·rs tirent une grande fierté de leur travail sur des jeux que les joueur·se·rs apprécient, et sans travailleu·se·rs il n’y aurait même pas de jeux pour ces joueu·se·rs. Malheureusement, beaucoup de joueu·se·rs ignorent les conditions sous lesquelles ces jeux sont faits (en grande partie parce que les patrons dissuadent leurs employé·e·s d’en parler en public!). On encourage ces joue·se·rs à se voir comme ayant une relation exclusive avec une marque, une compagnie ou un produit plutôt qu’avec les vraies personnes derrière leurs jeux vidéo. Cette dynamique encourage les consommat·rice·eurs à blâmer les travailleu·se·eurs quand les choses tournent mal, et bénéficie aux patrons. Jeter les travailleu·se·rs dans la fosse aux lions écarte notre attention des patrons, même quand ils sont responsables des décisions néfastes aux consommat·rice·eurs. Cette tactique est utilisée pour intimider et discipliner les travailleu·se·rs.
Nous ne sommes que trop familiers avec la façon dont un groupe de consommat·rice·eurs réduit mais très vocal continue de se croire tout permis dans ses relations avec les développeu·se·rs. Alors que de plus en plus de travailleu·se·rs dénoncent les conditions de travail dans l’industrie, des campagnes de harcèlement sont apparues en réponse. Souvent, ce harcèlement vise en particulier les travailleu·se·rs marginalisé·e·s qui essaient simplement de participer à la direction créative des jeux qu’ils développent, et de parler de leurs propres combats et expériences. Des travailleu·se·rs se font cibler par une foule de consommat·rice·eurs en colère se croyant tout permis, qui abhorre l’idée de voir cette industrie devenir plus inclusive, et qui les accuse de tout ce qu’ils pensent être un problème dans le jeu vidéo.
Malheureusement, ils parviennent souvent à pousser les patrons à punir voire même licencier ces travailleu·se·rs : deux exemples connus sont ceux des licenciements de Jessica Price et Peter Fries d’ArenaNet l’an dernier, et du renvoi d’Alison Rapp de Nintendo en 2016. Regardez de plus près et vous découvrirez que ce ne sont pas des cas isolés: dans les conversations privées, les "whisper networks", des incidents similaires ne sont que trop fréquemment mentionnés.
Pour les patrons, céder aux exigences de gamers réactionnaires en colère est un prétexte bien opportun pour se débarrasser des travailleu·se·rs “fauteurs de troubles” - comme, par exemple, quelqu’un qui dénonce le sexisme et le racisme sur son lieu de travail. Beaucoup de patrons dans l’industrie du jeu vidéo laissent leurs priorités s’aligner davantage avec les harceleurs qu’avec les gens qu'ils emploient. (THQ Nordic l’a bien illustré récemment en choisissant d'effectuer leur Q&A marketing sur 8chan, un site réputé pour abriter des Nazis, autorisant la diffusion de pornographie infantile, et jouant un rôle majeur dans les campagnes de haine ciblant les développeu·se·rs marginalisé·e·s.)
Dans ces situations, la direction du studio va souvent prétendre garder les meilleurs intérêts des travailleu·se·rs à l’esprit, tout en cédant systématiquement à la moindre tension causée par les joueu·se·rs, comfortant leur sentiment que "le client est roi". Cela mène à des patrons qui établissent de nouvelles façons de contrôler, discipliner et étouffer le mécontentement de leurs travailleu·se·rs, sous prétexte de leur "apporter une protection” face à un tel harcèlement. (Les protéger de quoi? Se faire licencier pour s’être opposé au harcèlement? Quelle belle protection!) Après que le président d'ArenaNet Mike O'Brien ait licencié Jessica Price et Peter Fries à la demande d'un groupe d'internautes -- pour avoir commis l'offense de lutter contre la misogynie à laquelle font face les femmes dans l'industrie -- de nombreux employeurs ont saisi l'occasion pour introduire des règlements internes limitant ce que les employé·e·s peuvent exprimer sur les réseaux sociaux en dehors des heures de travail. Ces nouvelles restrictions, en réalité, ajoutent aux employé·e·s la responsabilité de représenter leur compagnie 24/7 en plus de leur travail habituel -- et ce, sans aucune compensation additionnelle (Quelle aubaine !)
Dans son article d'Octobre à ce sujet, "Worse than Scabs: Gamer Rage as Anti-Union Violence" ("Pire que les briseurs de grève: La rage des gamers comme violence anti-syndicat") Lana Polansky écrit :
"Tant que les joueu·se·rs dirigent leurs plaintes vers des travailleu·se·rs isolé·e·s, les compagnies savent qu'elles peuvent utiliser cette dynamique pour se protéger des critiques de leur communauté, tout en les utilisant comme levier dans des conflits internes avec leurs employé·e·s. C'est une situation gagnant-gagnant pour les compagnies, qui leur permet non seulement de gagner des batailles de com' auprès de leurs fans, mais aussi de maintenir une force de travail docile ainsi qu'un voile opaque brouillant les fonctionnements internes de l'industrie. Cependant, ce voile semble commencer à se dissiper."
Cette tactique a été déployée en 2016, quand les dirigeants d'Activision, EA, Disney, Warner Bros, Take-Two et d'autres ont créé un site internet et une vidéo ciblant explicitement une audience de gamers, qui diabolisait la SAG-AFTRA, le syndicat dont font partie les act·rice·eurs de doublage. À cette période, les membres du syndicat demandaient notamment de meilleures mesures de sécurité pour combattre la fatigue vocale et les risques associés au tournage des cascades pour la motion capture, une amélioration du système pour les paiements des bonus, une plus grande transparence, et la mobilité de l'emploi. Dans un effort flagrant de diriger la colère des fans vers les travailleu·se·rs, les dirigeants avaient argumenté que ces demandes allaient d'une façon ou d'une autre détériorer la qualité des jeux.
Les dirigeants répondent ultimement à leurs actionnaires et investisseurs, et donc à des motivations liées au profit. Ils se plieront aux lamentations d'une minorité vocale et enragée de soi-disant fans, et ce même si la conséquence à long terme est la production d'un mauvais jeu. Nous ne pouvons pas compter sur eux pour nous épauler dans ce combat : nous avons besoin de nous entraider entre travailleu·se·rs. La meilleure façon de résister à ce harcèlement -- et aux licenciements expéditifs qui y font si souvent suite -- est la syndicalisation. Et si les joueu·se·rs voulaient vraiment de meilleurs jeux, ils devraient concentrer leur attention sur les dirigeants et sur les conditions de travail sous lesquelles les employé·e·s sont forcés de travailler, pas sur des travailleu·se·rs vulnérables qui peuvent facilement être brandi·e·s en bouc émissaires. Mais pour que tout ça représente quoi que ce soit, la conversation doit aller au delà d'un simpliste "votez avec vos dollars". Le support des joueu·se·rs vis-à-vis de la syndicalisation serait un outil bien plus utile pour construire une meilleure industrie.